Un peu comme la définition de l'économiste par Schumpeter...
Dans ses derniers travaux de recherche, Esther Duflo, économiste française et grande spécialiste des questions de la pauvreté, adopte, avec son équipe du M.I.T., une démarche puissante et transversale pour évaluer l'efficacité des politiques publiques. Il s'agit de l'expérimentation aléatoire. La chercheuse l'explicite en ces termes : "La démarche expérimentale est l’équivalent pour les sciences sociales de l’essai clinique en médecine : on choisit un groupe d’individus pris au hasard et on leur administre un médicament ; on confronte ensuite les résultats obtenus avec ceux d’un groupe de contrôle, qui n’a pas absorbé de médicament. Cette méthode a été pour la première fois transposée en économie dans les années 1960 dans le domaine de la formation professionnelle puis de l’éducation. Apparues il y a une décennie en économie du développement, les expériences avec sélection aléatoire connaissent un véritable boom depuis cinq ans."
"L'esprit hyperdisciplinaire devient (alors) un esprit de propriétaire qui interdit toute incursion étrangère dans sa parcelle de savoir."
Cette méthodologie l'a, par exemple, amenée à formuler une nouvelle grille de lecture pour la plupart des questions relatives à la pauvreté et spécifiquement aux comportements des pauvres : un individu qui devient plus riche n'affectera pas forcément ce surplus de richesse à la nourriture, préférant, de ce fait, les biens qui ne lui étaient pas accessibles. En Inde, par exemple, il y a de moins en moins de pauvres et pourtant, de plus en plus de personnes qui ne mangent pas assez... Des questions comme "Faut-il recourir à la gratuité dans l'économie pour réduire la pauvreté ?", "L'éducation pour tous, mais avec quel(s) contenu(s) ?", "Pour quelles raisons le lit du pauvre est plus fécond, et quel rôle par les contraceptifs sur le contrôle de la fécondité ?", ... sont exposées avec une démarche expérimentale - empruntée à la médecine - rigoureuse qui, à coup sûr, aidera notre (re)définition du complexe concept de pauvreté.
Venons-en au fait. Par l'hyper-spécialisation d'une discipline donnée, la frontière disciplinaire et son champ syntagmatique vont de plus en plus l'isoler par rapport aux autres et par rapport aux problèmes qui chevauchent les disciplines. Pour reprendre Edgar Morin : "L'esprit hyperdisciplinaire devient (alors) un esprit de propriétaire qui interdit toute incursion étrangère dans sa parcelle de savoir." Pourtant, l'ouverture est nécessaire. L'oeil extra-disciplinaire apporte, dans ses élans d'intuitions et de transversalité, des perspectives jusque-là ignorées. Jacques Labeyrie le dit, en d'autres termes : "Quand on ne trouve pas de solution dans une discipline, la solution vient d'en dehors de la discipline." Ainsi, ayant fini des lectures de disciplines diverses, il m'est venu l'idée de rapprocher des phénomènes évoqués séparément. Il s'agit, ainsi, de revoir la relation extra entre l'âge, la taille des firmes et la capacité innovatrice en économie industrielle et le module évolutif r/K, en éco-paléoanthropologie.
Dans son discours inaugural, Les énigmes de la croissance, du 1er Octobre 2015 au Collège de France, Philippe Aghion pointe un fait assez connu théoriquement en économie mais dont les données empiriques n'étaient pas suffisamment abondantes pour faire le constat définitif : les firmes évoluant dans un cadre structurel beaucoup plus complexe, mais favorisant la destruction créatrice - et par là-même la mobilité sociale - sont les plus aptes à prendre de la taille, avec l'âge. Le principe est celui-ci : plus des nouvelles firmes innovatrices entrent dans le marché, plus la concurrence est accrue entre les nouvelles et celles qui sont proches de la frontière technologique, ce qui favorise, pour ces dernières, le croissance à long terme. Aghion montre que c'est l'innovation qui est porteur de croissance à long terme (Schumpeter) pour les firmes proches de la frontière technologique : pour les autres, l'effet est inverse, car leur technologie étant rendue obsolète.
Par contre, les firmes localisées au niveau d'environnements peu ou mal structurés peuvent opérer une bonne croissance au début de leur cycle mais s'arrêtent aussi de s'étendre avec le temps. L'explication est assez triviale : se trouvant dans ce cadre où l'innovation n'est pas encouragée, ces firmes n'en engagent pas, et voient par là donc leur croissance s'estomper ; car, rappelons-le, à long terme, la croissance résulte de l'innovation. Ici, les entreprises loin de la frontière technologique survivent. D'où la faible croissance du niveau agrégé de l'innovation. Tel un cercle vicieux...
Le graphe ci-dessus raconte ces histoires pour les trois pays suivants : les Etats-Unis, le Mexique et l'Inde. L'on voit assez clairement une quasi-constance de la croissance des firmes en Inde et au Mexique, quelque temps après leur développement. Pour l'Inde, l'explication peut venir non seulement de la composition interne de ces firmes (népotisme, par exemple) mais aussi de la structure, externe à elles, de l'économie indienne (infrastructures défectueuses, imperfection du marché du crédit, etc.). Quant au Mexique, les barrières à l'entrée, pouvant décourager l'innovation, fournissent des indications sur la faible croissance des firmes (le cas du monopole des Télécoms par Carlos Slim). Pour les Etats-Unis, c'est une autre histoire ; la bonne structure des marchés favorise la mobilité sociale par l'unique fait de l'entrée sans cesse d'entreprises innovatrices, celles loin de la frontière technologique disparaissant, ce qui augmente l'innovation agrégée. La survie, dans le temps, des firmes s'assurent... Pour illustrer cet état de fait, l'on peut citer le film Social Network où, dans son bureau de l'Université de Harvard, le Recteur (implicitement Larry Summers) déclare : "Everyone at Harvard's inventing something. Harvard undergraduates believe that inventing a job is better than finding a job."
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